Ce que nous sommes aujourd’hui, nous le devons au travail acharné, aux
sacrifices, à l’obstination de nos aïeux, de nos parents, qui ont lutté
pour que leurs enfants, leurs petits enfants, un jour, vivent mieux.
Leur vie sur une terre que souvent ils ne possédaient pas était rude,
difficile : ils rêvaient des dimanches pour prendre enfin un peu de
repos, leur seule récompense avec le pain de chaque jour.
Nombreux seront ceux qui se reconnaîtront dans ces pages où s’exprime
avant tout la gratitude que nous devons à ces hommes et ces femmes
humbles et courage.
Extrait
"Un soir, sur un chemin familier qui m'est cher,
en mettant mes pas dans les pas de ceux qui
m'ont précédé sur cette terre, j'ai senti frissonner
l'arbre du silence. C'était après un orage, dans cette
odeur de terre et de pierres mouillées qui réveille si
bien en nous un écho oublié, venu du fond des âges.
Il n'y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était
apaisé, et pourtant j'ai entendu comme un murmure.
J'ai eu l'impression – la conviction ? – qu'il
provenait de l'arbre dont nous sommes issus : celui
de nos familles, dont les branches sont innombrables
et dont les feuilles frissonnent au plus profond
de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers
lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre,
leur accorder l'attention nécessaire à la perception
d'un silence qui, en réalité, n'en est pas un et ne
demande qu'à être écouté.

Nés à la fin du XIXe siècle, ils ont accompagné
chaque heure de mon enfance – du moins mes
grands-parents maternels plus que mes grandsparents
paternels demeurés en Périgord, mais que
j'irai aussi retrouver parce que leur vie est à bien des
égards exemplaire. Ils ont personnifié ce que j'ai
connu de meilleur chez les hommes et les femmes.
Ils ont permis à leurs enfants de vivre mieux qu'eux,
ils ont marché à pied, puis en charrette et mon
grand-père Germain a conduit une automobile.
Mes parents, eux – qui n'avaient pu fréquenter
longtemps l'école (ma mère avait échoué à l'indispensable
examen des bourses à cause d'une question
orale sur Madagascar dont elle n'avait jamais
entendu parler) –, ont permis à mes frères, à ma
soeur et à moi-même de faire des études au prix de
ce que l'on appelait des « sacrifices » – qui, en réalité,
n'en étaient pas : mon père et ma mère étaient
bien trop heureux de voir leurs enfants instruits
alors qu'ils n'avaient pu l'être.
Ce que je sens de plus précieux en moi aujourd'hui,
c'est cette conviction d'être l'aboutissement
de milliers d'heures de peine et d'efforts consentis
pour que d'autres : enfants, petits-enfants, un jour
vivent mieux. La sensation de cette immense
patience, de ce grand courage, de cette force souterraine
me hante très souvent. Et l'homme qui les
incarne le mieux, c'est mon grand-père Germain,
un homme de fer et de feu, dont je sens encore
l'odeur de velours quand il s'asseyait près de moi
pour les repas des dimanches, et dont je revois distinctement
les yeux d'un bleu d'acier, les avant-bras
parcourus de veines tendues comme des cordes, les
larges mains qui avaient tenu tant d'outils mais qui
ne tremblaient pas malgré l'âge.
J'ai longtemps hésité à écrire sa vie.
Dans Les
Cailloux bleus, j'ai imaginé, en quelque sorte, l'existence
qu'il aurait menée s'il était resté sur le causse,
attaché à cette terre qu'il ne possédait pas. Dans Les
Noëls blancs j'ai utilisé des éléments biographiques
très proches de la vérité ; dans certains autres de
mes romans également, mais jamais je n'ai pu, jusqu'à
ce jour, me lancer dans l'écriture de sa vraie vie
parce que je savais que j'y trouverais le plaisir de
l'accompagner jour après jour, de le comprendre,
de l'aimer mieux que je ne l'avais jamais fait, mais
surtout que je partagerais sa douleur et ses épreuves,
au cours d'une existence qui ne lui a fait aucun
cadeau, mais qu'il a traversée sans fléchir.
Je n'ai eu aucune peine à refaire près de lui son
chemin, à retrouver ce que lui ou ses enfants m'en
avaient dit, à imaginer ce qui avait été tu, à ressentir
ce qu'il avait senti, subi, gagné à la force de ses bras,
dont le droit avait été mutilé pendant la guerre.
C'était un homme de métal, d'une dureté inouïe, forgée au cours d'une enfance pendant laquelle il
avait beaucoup souffert. Et c'est dans cette enfance
que j'ai eu, d'abord, besoin d'aller le rejoindre, afin
que tout le monde sache ce qu'il avait accompli, cet
homme né les mains nues mais riche d'une volonté
sans faille, d'une foi inébranlable dans le travail et
de deux yeux d'un bleu magnifique.
C'est cette lumière vivante au fond de ces yeux
qui me permet aujourd'hui de le retrouver, chaque
fois que je le souhaite, à travers le temps. Rien que
ces yeux. Seule cette lumière. J'y ai appris la simplicité,
le courage et la force, mais j'y ai surtout appris
que cet homme indomptable m'attendrait toujours
quelque part."
Source Site de l'auteur et Editions Albin Michel