Dernier Roman de Chistian Signol

livre-christian-signol-c-etait-nos-familles-01.jpgPour la plupart des familles, passées en trois générations de la paysannerie à l’université, le XX siècle a été un formidable ascenseur social. L’histoire de ma famille maternelle est symbolique de cette évolution, c’est pourquoi j’ai eu envie de la raconter.
 
Ce que nous sommes aujourd’hui, nous le devons au travail acharné, aux sacrifices, à l’obstination de nos aïeux, de nos parents, qui ont lutté pour que leurs enfants, leurs petits enfants, un jour, vivent mieux. Leur vie sur une terre que souvent ils ne possédaient pas était rude, difficile : ils rêvaient des dimanches pour prendre enfin un peu de repos, leur seule récompense avec le pain de chaque jour. Nombreux seront ceux qui se reconnaîtront dans ces pages où s’exprime avant tout la gratitude que nous devons à ces hommes et ces femmes humbles et courage.
 
Extrait
"Un soir, sur un chemin familier qui m'est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m'ont précédé sur cette terre, j'ai senti frissonner l'arbre du silence. C'était après un orage, dans cette odeur de terre et de pierres mouillées qui réveille si bien en nous un écho oublié, venu du fond des âges. Il n'y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j'ai entendu comme un murmure. J'ai eu l'impression – la conviction ? – qu'il provenait de l'arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l'attention nécessaire à la perception d'un silence qui, en réalité, n'en est pas un et ne demande qu'à être écouté.
 
ils-revaient-de-dimanches-photo.jpgJe sais aujourd'hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. C'est ce jour-là que j'ai ressenti le besoin de faire revivre ces êtres auxquels je dois tout, et grâce auxquels les miens sont passés – comme beaucoup de familles françaises – de la basse paysannerie à l'université en moins de soixante ans. Grâce à leur travail, à leur force, à leur courage et à leur souffrance. Et parce que ce sont mes grands-parents qui personnifient le mieux cette évolution patiente mais acharnée, c'est d'eux dont je parlerai dans ces pages qui, aujourd'hui, sont devenues pour moi une nécessité.
 
Nés à la fin du XIXe siècle, ils ont accompagné chaque heure de mon enfance – du moins mes grands-parents maternels plus que mes grandsparents paternels demeurés en Périgord, mais que j'irai aussi retrouver parce que leur vie est à bien des égards exemplaire. Ils ont personnifié ce que j'ai connu de meilleur chez les hommes et les femmes. Ils ont permis à leurs enfants de vivre mieux qu'eux, ils ont marché à pied, puis en charrette et mon grand-père Germain a conduit une automobile. Mes parents, eux – qui n'avaient pu fréquenter longtemps l'école (ma mère avait échoué à l'indispensable examen des bourses à cause d'une question orale sur Madagascar dont elle n'avait jamais entendu parler) –, ont permis à mes frères, à ma soeur et à moi-même de faire des études au prix de ce que l'on appelait des « sacrifices » – qui, en réalité, n'en étaient pas : mon père et ma mère étaient bien trop heureux de voir leurs enfants instruits alors qu'ils n'avaient pu l'être.
 
Ce que je sens de plus précieux en moi aujourd'hui, c'est cette conviction d'être l'aboutissement de milliers d'heures de peine et d'efforts consentis pour que d'autres : enfants, petits-enfants, un jour vivent mieux. La sensation de cette immense patience, de ce grand courage, de cette force souterraine me hante très souvent. Et l'homme qui les incarne le mieux, c'est mon grand-père Germain, un homme de fer et de feu, dont je sens encore l'odeur de velours quand il s'asseyait près de moi pour les repas des dimanches, et dont je revois distinctement les yeux d'un bleu d'acier, les avant-bras parcourus de veines tendues comme des cordes, les larges mains qui avaient tenu tant d'outils mais qui ne tremblaient pas malgré l'âge. J'ai longtemps hésité à écrire sa vie.
 
Dans Les Cailloux bleus, j'ai imaginé, en quelque sorte, l'existence qu'il aurait menée s'il était resté sur le causse, attaché à cette terre qu'il ne possédait pas. Dans Les Noëls blancs j'ai utilisé des éléments biographiques très proches de la vérité ; dans certains autres de mes romans également, mais jamais je n'ai pu, jusqu'à ce jour, me lancer dans l'écriture de sa vraie vie parce que je savais que j'y trouverais le plaisir de l'accompagner jour après jour, de le comprendre, de l'aimer mieux que je ne l'avais jamais fait, mais surtout que je partagerais sa douleur et ses épreuves, au cours d'une existence qui ne lui a fait aucun cadeau, mais qu'il a traversée sans fléchir. Je n'ai eu aucune peine à refaire près de lui son chemin, à retrouver ce que lui ou ses enfants m'en avaient dit, à imaginer ce qui avait été tu, à ressentir ce qu'il avait senti, subi, gagné à la force de ses bras, dont le droit avait été mutilé pendant la guerre. C'était un homme de métal, d'une dureté inouïe, forgée au cours d'une enfance pendant laquelle il avait beaucoup souffert. Et c'est dans cette enfance que j'ai eu, d'abord, besoin d'aller le rejoindre, afin que tout le monde sache ce qu'il avait accompli, cet homme né les mains nues mais riche d'une volonté sans faille, d'une foi inébranlable dans le travail et de deux yeux d'un bleu magnifique. C'est cette lumière vivante au fond de ces yeux qui me permet aujourd'hui de le retrouver, chaque fois que je le souhaite, à travers le temps. Rien que ces yeux. Seule cette lumière. J'y ai appris la simplicité, le courage et la force, mais j'y ai surtout appris que cet homme indomptable m'attendrait toujours quelque part."
christian-signol-c-etait-nos-familles-lien-web.jpg
Source Site de l'auteur  et Editions Albin Michel