.... l’image d’un Orient idéalisé. Belle suspicion que celle-ci !
Un article du Monde publié en mars relève, à la faveur d’une vente aux enchères de toiles de prestige, que le mouvement orientaliste bénéficie de nouveau d’un vent porteur. Et un expert de préciser que ces pièces sont dorénavant recherchées par des amateurs... eux-mêmes venus d’Orient ! « C’est finalement la seule vision artistique qu’ils aient de leur passé, analyse-t-il, même si elle peut être taxée de colonialiste et européenne. À cette époque, il n’y avait pas de peintres dans ces pays. Et après tout, le petit berger dans l’Atlas, c’est assez proche de la vérité, et ce n’est pas une vision insultante¹. »
Voilà qui résume les paradoxes d’un mouvement qui fut autant littéraire qu’artistique, toutes disciplines qui, de nos jours, pâtissent d’une commune suspicion : prêter le flanc au rêve et donner l’image d’un Orient idéalisé. Belle suspicion que celle-ci !
De fantasme à réalité, il reste que nous sont parvenus des tableaux fabuleux (ceux d’ Eugène Fromentin conservés au musée des beaux-arts de La Rochelle ), des folies d’architecture mauresque ou nippo-sinisante (le manoir de l’abbé Michon en Charente ; les villas Casablanca et Marrakech à Biarritz ; le château Solar à Castelmoron-sur-Lot ; la villa Kosiki à Royan ), tandis qu’à l’échelle de la grande région, les villes d’eau furent à l’avant-garde du mouvement – ce numéro propose à ce titre sur ce thème une longue séquence introductive.
Un pas de côté nous amène chez les francs-maçons du Périgord pour un reportage inédit au sein des temples de Périgueux, Bergerac ou Ribérac, où le Grand Orient de France n’a rien caché de ses étranges décors rituels. L’Orient est aussi décrit tout autrement, quand un émir algérien se retrouve captif au château de Pau ou qu’un pacha marocain trouve exil dans un improbable palais Art déco de Dax.
À Bordeaux, des bâtisseurs/collectionneurs sont responsables de projets disparus – le musée Bonie , un cabinet de curiosités maintenant disséminées dans les musées de la ville – ou persistants – l’Hôtel Frugès , dont le propriétaire actuel nous livre les clés de compréhension du décorum oriental qui y subsiste, parmi tant d’autres détails Art déco ou Art nouveau. Laissez-vous tenter avec nous par les séductions de ce numéro spécial orientalisme !
DES AILLEURS SI PROCHES par XAVIER ROSAN
On est bien souvent l’Oriental d’un autre… Avant l’invention de la boussole (instrument de navigation chinois), on avait coutume de s’orienter à l’est, en fonction du point cardinal d’où le soleil semble se lever. Par opposition, l’astre solaire se couche à l’occident. La Nouvelle-Aquitaine se situe quelque part entre ces variables spatiotemporelles, même si Gabriele D’Annunzio qualifia d’« extrême-occident » son havre fugitif du Bassin d’Arcachon.
L’auteur de La Léda sans cygne, par son oubli inconscient du Nouveau Monde, donne le ton d’une époque-charnière, celle d’un xixe siècle qui perdura jusqu’à la Première Guerre mondiale, quand le point culminant de la culture se situait en Europe, tandis que l’Orient évoquait le retour aux origines. « L’Orient fut jadis le paradis du monde / Un printemps éternel de ses roses l’inonde », a écrit Victor Hugo. Cette géographie mentale correspond d’ailleurs à la réalité des empires coloniaux de l’époque, qui se déployaient essentiellement au Maghreb, en Afrique Noire, au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Est (sans oublier les conflits commerciaux qui opposèrent le Royaume-Uni et la France à la Chine, dont la résultante fut la guerre des Boxers).
Médecins, militaires, hommes d’affaire, journalistes ramenèrent de leurs voyages à « Cipango et ses mines lointaines » ou « des bords mystérieux des rives occidentales » (José Maria de Heredia) des pièces d’art, des objets artisanaux, des reproductions qui contribuèrent à entretenir dans l’esprit du public le goût des épices et des parfums rares, autant de promesses d’un Paradis sur terre. C’est ainsi que nombre de ces oeuvres ou documents se trouvent aujourd’hui conservés dans des musées des beaux-arts de la région (comme à Libourne, Périgueux ou Dax) ou parmi des collections privées. Dans le sillage des « conquérants », littérateurs et artistes promurent à leur tour l’image d’Épinal de ce rêve éveillé, dont ils savourèrent les délices à Alger (pour le Rochelais Eugène Fromentin) ou à Istamboul (le Rochefortais Pierre Loti).
Les Expositions universelles – où l’on exhibait au passage, ne l’oublions pas, des « indigènes » dans ce que l’on qualifie aujourd’hui de « zoos humains » – tinrent également un grand rôle de diffusion d’une mode qui se répercuta dans l’architecture de loisirs (théâtres, casinos, cafés…) ou domestique, stimulant les désirs d’évasion de la bourgeoisie industrielle. Entre Charente et Pyrénées, de très beaux témoignages subsistent, telle la superbe villa Kosiki à Royan, récemment restaurée, tels les mauresques Casablanca et Marrakech à Biarritz, le casino d’Hendaye ou les motifs décoratifs visibles à Cos d’Estournel en Médoc ou sur les rives de la Gironde. Mais beaucoup de ces traces ont malheureusement disparu, à commencer par le casino mauresque d’Arcachon ou l’étonnante maison-musée des frères Bonie, dont l’archéologie décorative est à rapprocher de l’hôtel Frugès à Bordeaux.
Ce numéro ouvert à tous les « désirs d’Orient » se veut donc autant le rappel d’une vogue artistique, architecturale et décorative qui continue instinctivement de façonner notre point de vue sur le monde, qu’un album d’images grand ouvert sur l’ailleurs.
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