... un beau matin, la gueule enfarinée par l'annonce d'un confinement inéluctable, les entrailles sanglées d'un doute terrible : se pouvait-il que personne n'y réchappe ?
Des consignes ont été distribuées et les villes se sont vidées aussitôt, les rues ensablées par un désert qui ne dit pas son nom. La France s'est emmurée vivante ; cramponnée au grand-mât, elle se prépare avec les moyens du bord à contrer l'ouragan qui se profile à l'horizon, ses vagues filées d'écume rouge sang.
Comme souvent dans ces moments d'incertitude, le courage se heurte à la peur, la splendeur à la bassesse. Si la plupart prennent leurs responsabilités et s'enferrent dans leur cloître personnel, d'autres bravent l'Interdit, par devoir ou par défi.
Déjà, les sacrifiés se comptent par centaines : ceux-là, il ne faudra pas les oublier.
Le personnel soignant d'abord, dépassé, épuisé, enlisé jusqu'à la lie sous les obus, l'abnégation pour seule arme, et pourtant en première ligne pour enrayer l'impossible. La reconnaissance est là, mais elle est insuffisante : le moment venu, il faudra les soutenir, rebâtir l'hôpital public dont les ruines sont laissées aux quatre vents. L'inaction n'a que trop durée.
Nous nous souviendrons.
Les hôtes et hôtesses de caisse, le personnel de l'alimentaire, toutes ces petites mains que l'on ne voit pas, reléguées dans la pénombre, ignorées, jadis bafouées et qui, toutefois, s'escriment chaque jour pour nous permettre de vivre, ou plutôt de survivre à ce cataclysme des temps anciens.
Les facteurs, les livreurs, le personnel qui assure la logistique de nos lettres, de nos courriers, de nos colis, abandonnés dans leurs entrepôts charbonneux, condamnés à travailler avec des protections dérisoires pour nous permettre de souffler dans la chaleur de nos logis.
Nous nous souviendrons.
Les éboueurs, les conducteurs de benne, fantômes solitaires de villes et de campagnes exsangues, debout sur le pont aux aurores, et sans qui nous suffoquerions pantelants sous un tertre de détritus.
Nous nous souviendrons.
Les saisonniers qui accourent dans les champs prêter main-forte à nos agriculteurs mis au péril par la situation, l'air volontaire, l'énergie sublime, afin de remplir nos assiettes pour nous épargner famine.
Nous nous souviendrons.
Les pompiers, submergés par les appels et les interventions, contraints à plusieurs jours de garde d'affilée, éloignés de leur famille, pour se porter au chevet des Français qui étouffent sous la déferlante.
Nous nous souviendrons.
Les entreprises, les entrepreneurs, qui malgré les mesures gouvernementales sont broyés par l'ouragan ; la tête enfoncée sous des trombes d'eau, ils affrontent le ressac pour assurer la subsistance de leurs salariés et, par là même, éviter que l'économie ne s'écroule.
Nous nous souviendrons.
Les salariés de toute la France, retirés derrière leur écran sur un coin de bureau, et qui portent à bout de bras leur entreprise dans des conditions de télétravail parfois laborieuses.
Nous nous souviendrons.
Les forces de l'ordre, quelquefois décriées, le blason terni par certaines exactions, qui montent au front chaque jour pour s'assurer du respect des directives les plus élémentaires, et néanmoins dépouillées de moyens de protection.
Aux artisans qui doivent poursuivre leur activité, aux entreprises du transport, du nettoyage, de l'eau et de l'énergie, à toutes ces figures de l'ombre qui assurent la continuité de nos vies confinées, à tous ceux qui se lèvent chaque jour pour braver les bourrasques d'un monde bouleversé ;
Aux parents, aux amis, aux proches, à tous ceux qui s'efforcent de s'isoler, de prêter attention à la sécurité d'autrui, qui s'entraident de bon coeur et qui surmontent le désarroi au quotidien ;
Nous nous souviendrons.
Unis dans la tourmente d'un présent décomposé, nous essuyons de plein fouet cette vague scélérate, cette lame de fond, qui érode de ses rafales les fondations de notre société, de notre univers commun, de nos libertés ; notre civilisation semble s'abîmer dans des abysses de glace.
La vague s'élève et s'abat...
Mais nous ne céderons pas.
Ecrasés sous ses rouleaux, nous serrerons les mâchoires, la rage au coeur.
Nous ne céderons pas !
Malmenés sur notre embarcation, nous ferons fi de notre peur et filerons au-travers de cette tempête avec courage, avec détermination, les yeux rivés sur la lumière qui perce au-delà des nuages.
Main tendue, nous aiderons ceux qui vacillent ; muscles bandés, nous ramerons d'une même âme vers des jours meilleurs, galériens fraternels, la rame hissée vers le ciel comme un poing tendu.
Cette vague tentera de nous faire chavirer, mais nous lutterons avec obstination.
Cette vague essaiera de nous diviser, mais nous combattrons tous ensemble dans un intérêt commun.
Après bien des efforts, quand nous aurons accosté sur les rives des lendemains féconds, épuisés mais vivants, nous pourrons enfin souffler et jeter les bases d'un avenir nouveau. Mais nous n'oublierons pas ce que nous avons traversé. Nous n'oublierons pas ceux qui ont tout sacrifié.
