Il faudra attendre William Shakespeare en 1599 pour que ce surnom soit popularisé dans les livres d'histoire.
Les chevauchées du prince, si elles ont ruiné les provinces du royaume de France, ont en retour fait la fortune, le bonheur et la gloire de Bordeaux. Toutes les couches de la société ont profité de la manne accumulée : la noblesse en récupérant terres et châteaux conquis, les bourgeois par le commerce des vins et la distribution des butins, le clergé en augmentant ses domaines et donc ses perceptions de dîme, le petit peuple en bénéficiant des miettes de cette opulence.
1337-1340 : trois ans de siège de capitale de l'Aquitaine
En 1337, dans une lettre aux Bordelais, Edward III ordonne aux jurats et au maire de refuser au roi de France leurs services et leurs serments.
La guerre reprend. La menace se précise sur la commune de Bordeaux.
La cité est bien protégée par ses trois enceintes murales.
Les Bourgeois disposent d'armes forgées par leurs propres armuriers et jouissent de réserves d'or à l'Hôtel des Monnaies de l'Ombrière. Une importante milice quadrille la ville.
La noblesse gasconne et anglophile possède une puissante cavalerie. Les Français attaquent de toutes parts, prennent Libourne, mais ne peuvent conquérir Blaye. Le siège de Bordeaux dure trois ans.
Entre temps, le roi d'Angleterre Edward III porte la guerre en Flandre et remporte plusieurs victoires. Les troupes du roi d'Angleterre marchent sur Paris.
En 1340, le roi de France abandonne le siège de Bordeaux. En 1340, la ville respire.
Les seigneurs gascons se rallient au roi d'Angleterre
En 1342, le roi d'Angleterre porte les hostilités en Bretagne, puis, en 1345, un puissant corps expéditionnaire débarque à Bayonne. Les principaux seigneurs de Gascogne, les sires de Montferrand, Mussidan, Albret, Rozan, Duras, Langoiran, ainsi que le captal de Buch rallient le roi d'Angleterre.
Les Bordelais préfèrent la domination anglaise à celle des Français qu'ils considèrent comme des ennemis de la liberté des villes. Le roi d'Angleterre s'empresse de confirmer les privilèges.
"Nous, Edward III permettons de bonne foi que, nonobstant le royaume de France à nous appartenant, nous ne vous priverons en aucune manière de vos libertés, privilèges, coutumes, juridictions ou autres droits quelconques, comme par le passé, sans aucune atteinte de notre part ou de celle de nos officiers."
La guerre entre les rois de France et d'Angleterre s'étend à l'Aquitaine
Edward III envoie des troupes pour conforter Bordeaux avec l'intention de reconquérir l'Aquitaine.
L'ensemble du corps expéditionnaire, dirigé par Henry de Lancastre, neveu du roi d'Angleterre, entre dans Bordeaux en août 1345 et reçoit un accueil triomphal.
Le maire de Bordeaux Jean de Saint-Symphorien offre une flottille de 50 bateaux pour reprendre Libourne.
Henry de Lancastre s'empare de Bergerac, Angoulême, La Réole, Aiguillon. L'une après l'autre, les villes tombent et les habitants selon le chroniqueur Froissart promettent de devenir dorénavant de bons Anglais.
Les chevaliers français ou leurs alliés comme le comte de Périgord ou le sénéchal de Toulouse sont faits prisonniers, ramenés à Bordeaux, emprisonnés au palais de l'Ombrière. La guerre s'intensifie sur tout le territoire de France.
Jean le Bon nouveau roi de France intensifie la guerre
En 1350, Philippe VI meurt. Son fils, le duc de Normandie, devient roi de France sous le nom de Jean II dit Jean le Bon. Le nouveau roi ne pense qu'à reconquérir les territoires d'Aquitaine et rompt la trêve.
Il recrute des mercenaires, soudoie les comtes et les barons, réclame l'allégeance de Gaston Fébus, vicomte de Béarn, de Charles de Navarre, sire de l'Isle-Jourdain.
Les coups de force contre le duché d'Aquitaine deviennent incessants. Saint-Jean-d'Angély au Nord, Aiguillon au Sud, tombent sous la coupe du roi de France. Blaye est menacée, Guitres et Abzac sont assiégées. La guerre se rapproche de Bordeaux. Il faut lever des impôts, encaisser les taxes pour assurer la défense du duché. Mais cela ne suffit plus. La situation financière est catastrophique. Une délégation de nobles gascons, dirigée par Jean III de Grailly, part pour Londres et supplie les Anglais d'intervenir.
Le roi d'Angleterre au secours des Bordelais
Edward III réagit tardivement mais énergiquement en décidant le 8 septembre 1355 d'envoyer une expédition pour sauver la Gascogne sous le commandement de son fils aîné, le Prince de Galles, Edward de Woodstock, dit le Prince Noir. (Ce surnom n'apparaît qu'au XVe siècle, mais la plupart des livres d'histoire l'utilisent couramment pour l'époque de la guerre de Cent Ans).
Le responsable de la reprise de la guerre : Jean d'Armagnac
En1352, le comte d'Armagnac, devenu lieutenant du roi de France Jean II, attaque le duché d'Aquitaine, prend plusieurs villes aux Anglais et en mai 1354, après avoir parcouru l'Agenais, se dirige dangereusement vers Bordeaux. Le roi d'Angleterre Edward III, sentant la menace, non seulement veut défendre son duché, mais aussi porter préjudice au roi de France en saccageant les riches possessions du comte d'Armagnac.
Bordeaux accueille avec enthousiasme son protecteur : le Prince Noir
Des deux côtés les préparatifs de guerre commencent. Le comte d'Armagnac regroupe la noblesse et s'installe à Toulouse. Edward III confie à son fils, le Prince Noir, une importante expédition qui appareille vers les côtes d'Aquitaine. Il entre dans Bordeaux le 16 septembre 1355 et se rend à l'église de Saint-Seurin sous les vivats des Bordelais pour y recevoir, des mains de l'archevêque, l'épée et l'étendard.Palais de l'Ombrière lithographie de Robert Giraud
Le 21 septembre 1355, dans la cathédrale Saint-André, avec à ses côtés le maire de Bordeaux Thomas Roos, le Prince Noir donne lecture des lettres royales qui le nomment lieutenant en Aquitaine et lui confèrent les pleins pouvoirs pour chasser les rebelles et rétablir l'ordre.
Il prête serment, la main posée sur les Évangiles, "de sauvegarder tous les privilèges, droits, franchises, libertés et coutumes et d'être bon et loyal seigneur".
La première chevauchée du Prince Noir
Le Prince Noir n'a pas de temps à perdre. Avant l'hiver, il veut conquérir un maximum de terres. Il rassemble plus de 10.000 hommes qui, en trois colonnes, partent par Villenave-d'Ornon et Bazas à l'assaut des villes appartenant au comte d'Armagnac.
Le 10 octobre 1355, à la tête de ses troupes, il se lance dans une fantastique chevauchée. Le mot d'ordre pour les soldats est "de piller, saccager et faire prise de tout ce qu'ils trouvent sur leur passage en seigneurs et butin".
Fin octobre, le Prince Noir arrive aux portes de Toulouse où s'est réfugié le comte d'Armagnac. Il n'attaque pas la ville, trop militairement protégée, et préfère pratiquer la tactique de la terre brûlée en incendiant les villages sur son passage. Il continue son parcours vers Carcassonne, Narbonne, Montpellier, Limoux où, au passage, il reçoit les hommages du puissant Gaston Fébus, comte de Foix.
La venue de l'hiver 1355 impose la trêve
Le comte d'Armagnac et les soldats français quittent Toulouse, passent sur l'autre rive et coupent les ponts derrière eux. Le Prince Noir revient sur les bords de la Garonne. L'hiver approche. Les troupes du Prince Edward commencent à se fatiguer et les seigneurs se lassent de guerroyer. Le Prince abandonne la poursuite des Français. Le 28 novembre 1355, à Mézin (au sud-ouest du département du Lot-et-Garonne), il donne congé aux Gascons en leur promettant une nouvelle campagne dès le retour des beaux jours.
Le butin du Prince Noir
Au terme de la chevauchée, le 9 décembre, le Prince Noir revient à Bordeaux, avec cinq mille prisonniers et mille chariots surchargés de butin, au point que les chevaux n'arrivent pas à suivre les archers. Cette chevauchée éclair aura détruit plus de cinq cents villes et villages appartenant aux seigneurs alliés des Français. Le Prince Noir, conscient qu'une telle politique de désertification ne peut que provoquer des rancunes, s'attend et se prépare à une reprise des hostilités.
Le roi de France refuse les bons offices du cardinal
Le 6 juillet 1356, le Prince Noir, suivi des seigneurs gascons, quitte Bordeaux pour une nouvelle chevauchée à travers le Périgord, le Quercy, le Limousin, le Berry. La prise de Vierzon et de Romorantin oblige le roi de France Jean le Bon à descendre avec son armée sur les bords de la Loire. Prince noir en chevalier de l'ordre de la Jarretière 1453Une partie de cache-cache s'engage. Le roi de France cherche l'affrontement. Le Prince Noir, possédant moins d'hommes en armes, se replie prudemment. Jean le Bon traverse la Loire à Tours et se dirige vers Poitiers dans l'intention de couper la route aux Anglo-Gascons.
Aucune grande bataille n'a lieu, mais les raids, les pillages, les incendies, les destructions de châteaux sont nombreux. Les deux armées se retrouvent face à face, le 19 septembre 1356, à Maupertuis près de Poitiers. Avant l'affrontement, le cardinal Hélie de Talleyrand-Périgord conseille vivement d'éviter l'effusion de sang.
Le Prince Noir, aux effectifs bien inférieurs à ceux du roi de France, consent à remettre les places conquises, à délivrer les prisonniers, à signer une trêve de sept ans. Jean le Bon refuse et exige la reddition du Prince anglais accompagné de 100 de ses seigneurs.
Le Prince Noir réplique : "Mes chevaliers ne seront pris que les armes à la main, quant à moi quoiqu'il arrive l'Angleterre n'aura pas à payer de rançon". Il harangue ses troupes en déclarant "pour éviter un combat contre des forces supérieures je me suis soumis aux conditions les plus raisonnables, mais notre ennemi n'en a voulu accepter aucune. Il nous en a proposé de si honteuses qu'il nous aurait moins déshonorés en nous demandant notre vie... Que leur multitude ne vous épouvante pas, elle n'est propre qu'à jeter la confusion dans leurs rangs. Les Français ne sont à craindre que dans leur premier feu, si vous soutenez le premier choc, la victoire est à vous".
De son côté Jean le Bon, roi de France, toutes bannières déployées, monté sur un cheval blanc, s'adresse à ses troupes :
"Les voilà, mes enfants, ces Anglais que vous désirez tant de voir... cachés au milieu des buissons et des haies comme des bêtes féroces, ils ne peuvent vous échapper n'eussiez-vous pas plus de courage que des femmes... Songez que vous êtes huit contre un et que toute la noblesse française est ici et cette armée est assez puissante pour vaincre toute l'Europe..."
Battez tambours
Les trompettes sonnent, la bataille s'engage. Les Français se jettent avec leurs chevaux lourdement harnachés sur les Anglais qui les attendent derrière les arbres avec leurs archers. Les rangs français se rompent, le Prince Noir, avec à ses côtés le captal de Buch, Jean III de Grailly, et ses seigneurs Gascons, fondent sur le carré du roi de France Jean le Bon qui se défend avec héroïsme, soutenu par son troisième fils Philippe âgé de 13 ans, qui ne cesse de lui répéter selon la légende : "Père gardez-vous à droite, Père gardez-vous à gauche..."
Prince Noir Chevauchée de PoitiersLe désastre est total pour les troupes françaises. Le roi Jean le Bon et ses principaux barons sont faits prisonniers, puis ramenés sous bonne escorte à Poitiers puis à Bordeaux, en passant par La Rochefoucauld et Blaye.
La prise comprend le roi et son fils, l'archevêque de Sens, 17 comtes, 66 barons, 2.000 chevaliers et écuyers et leur suite, ainsi qu'un immense butin en or, argent, vaisselles précieuses, joyaux et ceintures.
L'arrivée à Bordeaux déclenche un immense enthousiasme et transforme le Prince Noir en héros de légende dans le cœur de tous les Bordelais
À la fin du mois d'octobre 1356, le roi de France est prisonnier quelque part entre les jardins de l'archevêché et le palais de l'Ombrière. Les grands bourgeois bordelais se sont alliés à la noblesse locale par mariage. Les Colom et les Soler sont anoblis et guerroient aux côtés du captal de Buch et d'autres sires fidèles à la couronne anglaise. Ils tirent profit des batailles, en recevant les biens confisqués et en se partageant les rançons. En plus des taxes prélevées, nobles et bourgeois reçoivent des frais de mission pour la conduite de la guerre, la rédaction des traités, la gestion des territoires annexés. Fiers vainqueurs, guerriers anoblis, aux côtés de leurs Dames, ils s'affichent dans des réceptions somptueuses ou lors des serments de fidélité au Prince Noir dans la cathédrale Saint-André.
Le Prince Noir retourne en Angleterre avec son prisonnier : Jean le Bon
Une trêve, conclue à Bordeaux le 23 mars 1357, ordonne la libre circulation entre la France et l'Angleterre pour deux ans. Le Prince Noir quitte Bordeaux, en avril, avec ses prisonniers. Jean le Bon est enfermé dans la Tour de Londres en attendant le paiement de sa rançon.
Ombrière Porte du Palais Léo Drouyn - Bordeaux
Les grandes fêtes de Bordeaux
Bordeaux héberge non seulement les soldats anglais, mais également les otages capturés lors des campagnes. Après chaque chevauchée, ce sont de longues files de chariots chargés d'or et d'autres richesses, suivies des prisonniers capturés et échangés bientôt contre de fortes rançons, qui pénètrent dans la ville.
Chaque retour de bataille victorieuse offre l'occasion de grandes fêtes où "les nobles anglais et gascons s'ébattent et jouent avec les bourgeois et dames de la ville". L'archevêque bénit et reçoit somptueusement les vainqueurs. Maire et jurats participent grandement aux festivités.
Froissart note que dans "la bonne cité de Bordeaux, nobles et bourgeois et clergé... dépensaient follement et largement cet or et cet argent qu'ils avaient gagnés" et il rajoute que "l'état du prince et de madame la princesse (Jane de Kent) était si grand et si étoffé que nul autre prince ni seigneur ne s'accomparaît au leur".
Le Prince Noir malade doit quitter Bordeaux et abandonner l'Aquitaine
le Prince Noir contracte en Castille les germes d'une maladie mortelle. Il quitte Bordeaux, sans attendre, en janvier 1371. Son départ donne lieu à des scènes émouvantes. Le maire Sir Robert de Roos, les jurats, les bourgeois viennent le saluer dans la grande salle du palais de l'Ombrière. Aux côtés du Prince se trouvent son épouse, Jane de Kent, princesse de Galles et son fils, Richard, né à Bordeaux. Le frère d'Edward III, Jean de Gand, duc de Lancastre prend le commandement de l'Aquitaine.
Lorsque le "Prince Noir entre en son vaisseau", les soupirs rentrés des bourgeois sont ceux des négociants bordelais qui pressentent qu'avec le départ du Prince disparaît une grande partie de leur fortune.
La mort du Prince Noir
Le 8 juin 1376, jour de la Trinité, à l'âge de 46 ans, le Prince Noir, décède à Westminster. La même année disparaît le captal de Buch, Jean de Grailly, en prison à Paris. Le Prince Noir repose dans la cathédrale de Canterbury, seul prince laïque aux côtés des tombeaux des archevêques.
La légende peut commencer...
Élevé dans le métier des armes, le Prince Noir n'a eu de passion que pour la guerre, le pillage des trésors et, trop souvent, le massacre des vaincus. Les grandes fêtes furent plus ripailles et débauches que fins divertissements. Vaillant chevalier, ne reculant devant aucun danger, les victoires de Crécy et Poitiers portent sa marque de bravoure et de fin tacticien. Prince d'Aquitaine, il reste un homme d'armes peu enclin aux subtilités politiques. Les seigneurs gascons trop souvent humiliés face à leurs frères de guerre anglais l'abandonnèrent au profit du roi de France. Seule la Guyenne lui resta fidèle. Peu enclin à l'amour et à la générosité envers ses sujets, il n'en demeura pas moins populaire. Les plus reconnaissants restèrent les bourgeois marchands, les maires, les jurats de Bordeaux. Il leur conserva la plupart de leurs privilèges et leur offrit des fêtes légendaires, en place d'une bonne et sincère administration des biens et des territoires.
Prince Noir cathedrale Canterbery - Archives DDA
HISTOIRE DE BORDEAUX

L’association culturelle éditrice "Les Dossiers d’Aquitaine et d’Ailleurs" et son équipe rédactionnelle, à l’occasion de son quarantième anniversaire, va publier une Histoire de Bordeaux, en six volumes, intitulée "D’Ausone à Mauriac, de l'Antiquité à nos jours, 2000 ans d’Histoire par les personnages qui se sont engagés pour que vivent libres Bordeaux et la Guienne".

Crédit Rédactionnel Les Dossiers d’Aquitaine