Depuis une quinzaine d’années, Christophe Cognet travaille sur les images réalisées par les déportés, en secret et au risque de leurs vies, dans les camps nazis. À Dachau, Buchenwald, Mittelbau-Dora, Ravensbrück, et Auschwitz-Birkenau, des déportés ont réussi à prendre des photographies clandestines. Puisque ces femmes et ces hommes se sont acharnés à nous transmettre ces images, il nous faut bien les regarder… Tel est le sujet exploré par le cinéaste et qu’il a également traité en parallèle dans un livre intitulé Éclats (éditions du Seuil – 2019).
« A pas aveugles » sort en salles de cinéma ce mercredi 15 mars
Synopsis
Dans des camps de concentration et d’extermination de la Seconde Guerre mondiale, une poignée de déportés ont risqué leur vie pour prendre des photos clandestines et tenter de documenter l'enfer que les nazis cachaient au monde. En arpentant les vestiges de ces camps, le cinéaste Christophe Cognet recompose les traces de ces hommes et femmes au courage inouï, pour exhumer les circonstances et les histoires de leurs photographies. Pas à pas, le film compose ainsi une archéologie des images comme actes de sédition et puissance d’attestation.
Pour saluer À PAS AVEUGLES par Patrick Boucheron
Comme Christophe Cognet, je suis né vingt ans après la libération des camps. Vingt ans seulement : il y a désormais plus de temps qui nous sépare des attentats du 11 septembre. Mais ce calcul est bien trop théorique, ce n’est pas ainsi qu’il faut dire. Car si j’appartiens à une génération qui a ouvert les yeux sur ce que Susan Sontag a appelé « l’épiphanie négative » d’un événement-monstre rendant la mort de masse à la fois parfaitement visible et rigoureusement incompréhensible, c’est à travers l’écran du cinéma. Et plus précisément : par Nuit et Brouillard d’Alain Resnais (1956), que l’on projetait aux écoliers alors qu’ils avaient souvent moins de dix ans. Ce fut mon cas, et aussi celui de Christophe Cognet. Nous sommes donc de cette génération ainsi exposée, littéralement exposée, à la nuit noire de l’histoire.
Cela, je ne le savais pas, puisque je ne connaissais pas Christophe Cognet avant qu’il ne fût invité au Banquet du Livre de Lagrasse en août 2021 pour y présenter à la fois son film, À pas aveugles, et son livre, Eclats. Prises de vue clandestines des camps nazis (Seuil, 2019). J’avais lu ce dernier, avec effroi, admiration et surtout reconnaissance : car si je reconnais, j’allais dire les yeux fermés, celles et ceux qui appartiennent à ma génération exposée, cela redouble ma dette envers celles et ceux qui ont su rester fidèles à ce rendez-vous avec l’avenir passé dans les salles obscures de notre enfance. Je suis devenu historien, mais historien d’autre chose, et je l’ai longtemps vécu comme une lâcheté. Mais cet autre chose ne peut-être que criblé de ces éclats, comme lorsque la pluie mouille la terre gorgée des morts dans la poignante scène d’ouverture d’À pas aveugles.
Si bien que la démarche du cinéaste, et des éminents et admirables spécialistes de la Shoah qui dans son film l’escortent avec tant de tact, ne peut être pour moi qu’emblématique de l’opération historiographique en général, dès lors qu’elle est conduite avec prévenance et exactitude, comme un art des points de vue, une manière de prendre position devant le motif, une recherche permanente du bon angle. Enquêtant sur l’action photographique comme résistance et sédition, le film de Christophe Cognet est une leçon de méthode qui est tout sauf didactique, puisqu’elle se situe sur cette arrête vive où l’on ne choisit plus entre transmettre un savoir et partager une émotion. Alors, l’image peut se hérisser d’une puissance poétique qui ne déroge en rien aux exigences de la discipline historique (cadrer, monter : c’est toujours la même histoire), puisqu’il faut entendre ici la poésie comme une leçon d’exactitude.
De son livre et de son film, Christophe Cognet parle du même ton, posé et précis, mais ce que j’avais admiré à Lagrasse en août 2021 c’est la manière dont il leur assigne leurs fonctions respectives. L’un et l’autre sont justes et beaux en ceci que le livre accomplit ce que seul un livre peut faire dans le partage irréductible d’une expérience de lecture, tandis que le film met toute sa confiance dans les moyens du cinéma. Ce que l’on y voit, et c’est bouleversant, est le travail même de la contemporanéité. En enquêtant sur les dessins des déportés dans Quand nos yeux sont fermés (2006) et Parce que j’étais peintre (2011), le cinéaste fouille le temps qui passe entre la chose vue et le trait dessiné. En faisant de même avec leurs photographies clandestines, il tente au contraire de saisir l’éclat d’un instant, ou d’une instantanéité, entre le corps photographié et celui du preneur de vues, cet éclair du temps où ils furent, l’un et l’autre, coprésents. Ce temps est passé, mais en mesurant les ombres, en refaisant les gestes, en parcourant les lieux, en marchant dans leurs pas, aveugles, on peut sinon les retrouver, du moins les évoquer, à nouveau, de nouveau. Et qu’est-ce que cela sinon cette opiniâtre besogne humaine qu’on appelle le travail de l’histoire ?
Lieux et corpus photographique du film
Les photographies montrées dans le film correspondent à des images prises par les interné.es eux-mêmes, clandestinement dans des camps d’extermination et de concentration administrés par les nazis. Elles seules portent l’égalité de conditions entre leurs auteurs et ceux qui y sont figurés. Elles se distinguent en cela bien entendu de l’ensemble des photographies prises par les nazis eux-mêmes, de celles certains détenus au statut privilégié (« Promintern ») ou des photos prises à la libération des camps, que ce soit par les forces alliées ou plus rarement par les détenus eux-mêmes.
Dachau
Le camp de concentration de Dachau, dans la proche banlieue de Munich, ouvert le 22 mars 1933, devient un modèle pour le développement du système concentrationnaire. 200.000 déportés sont immatriculés jusqu’à sa libération le 29 avril 194 et 41.500 devaient y décéder.
Buchenwald
Buchenwald constitue le plus grand camp de concentration, après Auschwitz. Construit en 1937 à proximité de Weimar, près de 10 000 Juifs allemands y sont temporairement internés lors de la Nuit de Cristal. Le camp comprend également un ensemble de plus de 80 camps de travail annexes. Le camp est libéré le 11 avril 1945. Environ 50 000 personnes sur les 240 000 enregistrées y sont morts.
Mittelbau-Dora
Le camp de concentration de Dora, est un camp de concentration nazi créé en août 1943 comme dépendance du camp de Buchenwald et destiné à la fabrication d’armement notamment les missiles longue-portée V1 et V2. L’usine y était sous-terraine pour être dissimulée. Il devient un camp de concentration autonome en octobre 1944 sous le nom de Mittelbau-Dora. Environ 60 000 prisonniers de y sont passés et on estime que plus de 20 000 y sont morts.
Ravensbrück
Construit dès 1938, le camp de concentration de Ravensbrück est le plus grand camp pour femmes du Reich. Un camp pour hommes y est adjoint en avril 1941. Le camp abritait un complexe industriel, notamment textile, dans lequel les détenues étaient forcées à travailler. Plusieurs ateliers dont ceux de l’entreprise Siemens aux abords du camp bénéficiaient aussi de ce travail forcé. A partir de l’été 1942 des expériences médicales sont pratiquées sur des détenues.
Environ, 150 000 détenus sont passés à Ravensbrück (dont plus de 120 000 femmes) de 30 nationalités différentes et des détenues Juives, Tsiganes et Roms. En octobre 1942 les détenues juives sont déportées à Auschwitz. En 1944, au fur est à mesure de l’avancée de l’Armée rouge, la population du camp s’accroit avec l’arrivée de détenues des camps de Pologne. Les exécutions sont de plus en plus systématiques et la mortalité augmente fortement. Une chambre à gaz entre d’ailleurs en fonction en 1945. Entre 60 000 et 90 000 détenus ont péri dans le camp.
Auschwitz-Birkenau
Derrière le nom d’Auschwitz, il faut en effet distinguer trois camps, Auschwitz I, Birkenau et Monowitz, qui en font le plus grand camp du système concentrationnaire nazi, ayant accueilli un nombre considérable de détenus, notamment politiques ou de droit commun. Les traces les plus nombreuses et les plus visibles qui subsistent aujourd’hui correspondent à cette dimension. C’est en son sein néanmoins qu’a été installé le plus important centre de mise à mort d’Europe. C’est ce qui rattache directement Auschwitz-Birkenau à la Shoah, à travers les ruines des chambres à gaz et les lieux de sélection qui témoignent de l’assassinat de 80% des déportés juifs dès leur arrivée sans jamais intégrer le camp. Le bilan des victimes du camp s’élève à plus d’un million de morts, dont 865 000 Juifs gazés.
Crédit photo © L’atelier documentaire