Le cirque de Gavarnie, un decor brut
temple de l’imaginaire, le Cirque de Gavarnie est un lieu suspendu dans un espace-temps autre. . Faire une création artistique à ciel ou- vert impose de prendre en compte le monde tel qu’il se donne d’emblée. Faire avec ce qui existe. Tout simplement s’arrêter et regarder. La topographie, le temps et l’espace vont de- venir les paramètres décisifs. Il s’agit de faire théâtre de ce monde-là, dans ce monde-là. Pour reprendre Alexandre Koutchevsky, faire théâtre dans ce monde impose de le laisser être, de le prendre comme il se donne, de l’écouter, de le regarder avec toute l’atten- tion poétique nécessaire. Cela requiert du temps de présence, du temps passé à se fami- liariser avec l’environnement : cette grande muraille de pierre, ses différentes perspec- tives, ses couleurs, ses odeurs...
Pour Corinne Mathou, la question n’est pas d’intégrer le Cirque dans la scénographie du spectacle, mais au contraire de s’interroger sur la manière de penser l’espace dans un tel paysage. Amphithéâtre monumen- tal naturel, le Cirque de Gavarnie s’élève en gradins concentriques encadrés par un « cortège de Géants » comme Le Pic du Marboré, le Taillon... Tels des Dieux de l’Antiquité, ils nous contemplent dans toute leur splendeur. Corinne y voit l’opportunité de refaire du théâtre une offrande, un don à la beauté de l’immensité :
« J’ai imaginé un dispositif scénique sobre et épuré au sol pour mieux laisser voir le décor na- turel : s’incliner devant la grandeur. Un plateau rectangulaire, dans une aire de jeu qui prend en compte les arbres et les pierres. Des comédiens qui circulent et se préparent à vue, à l’orée de talus et de buttes naturelles. Des personnages qui s’aiment et se défient dans un pay- sage propice au déferlement des forces qui les animent. Jouer Roméo et Juliette à Gavarnie, c’est resituer l’action hu maine dans un tout plus large, un tout infini qui nous dépasse ».
S’installer dans la nature, n’est-ce pas aussi montrer sa beauté et l’urgence d’en prendre soin ? L’éphémère de la démarche artistique face à la permanence du Cirque place l’artiste dans une position d’humilité qui accepte que son oeuvre s’évanouisse. Nous sommes da- vantage du côté de l’essence que d’un rap- port possessif à la production artistique. Il s’agit de réaffirmer le théâtre comme un art de l’impermanence et du présent.
Mais quelle montagne a jamais présenté ces surfaces rectilignes, ces plans réguliers, ces parallélismes rigoureux, ces symétries étranges, cet aspect géométrique ? Est-ce une muraille ? Voici les tours en effet qui la contre-butent et l’appuient, voici les créneaux, voilà les corniches, les architraves, les assises et les pierres que le regard distingue et pourrait presque compter, voilà deux brèches taillées à vif et qui éveillent dans l’esprit des idées de sièges, de larges bandes de neige posées sur ces assises, sur ces créneaux, sur ces architraves et sur ces tours ; nous sommes au coeur de l’été et du midi ; ce sont donc des neiges éternelles or, quelle muraille, quelle architecture humaine s’est jamais élevée jusqu’au niveau des neiges éternelles ? Babel, l’effort du genre humain tout entier, s’est affaissée sur elle-même avant de l’avoir atteint. Qu’est-ce donc que cet objet inexplicable qui ne peut pas être une montagne et qui a la hauteur des montagnes, qui ne peut pas être une muraille et a la forme des murailles ? C’est une montagne et une muraille tout à la fois ; c’est l’édifice le plus mystérieux du plus mystérieux des architectes ; c’est le Colosseum de la nature ; c’est Gavarnie. Victor Hugo (1843)