En filigrane des lignes tracées par le directeur du TnBA, transparaissait toute l’admiration qu’il portait à l’oeuvre d’Edmond Rostand. Le public averti ne sera donc pas étonné qu’il mette en scène le chef d’oeuvre aux merveilleuses tirades. Celle des nez, bien sûr, mais aussi, celle moins célèbre mais tout aussi fameuse des « non, merci ! ».
Pour incarner le poète à l’appendice nasal proéminent, Dominique Pitoiset fait appel au formidable Philippe Torreton. A eux deux, ils s’emparent de ce personnage hors du commun, drapé dans sa dignité et sa fierté. A l’instar d’OEdipe, Alceste ou Willy Loman – le commis voyageur de Miller – Cyrano se construit malgré ses fêlures ou grâce à elles. Les blessures de cet homme libre qui refuse toute compromission séduisent le metteur en scène et provoquent son empathie. La rencontre entre le Misanthrope de Bergerac et Dominique Pitoiset est bel et bien consommée. Avec panache.
Avec Jean-Michel Balthazar, Adrien Cauchetier, Nicolas Chupin, Patrice Costa, Gilles Fisseau, Jean-François Lapalus, Daniel Martin, Bruno Ouzeau, Philippe Torreton, Martine Vandeville, Maud Wyler
Dramaturgie Daniel Loayza / Scénographie et costumes Kattrin Michel / Lumières Christophe Pitoiset / Maître d’armes / Combats Pavel Jancik / Travail vocal Anne Fischer / Maquillage Cécile Kretschmar
Cyrano de bergerac du mercredi 20 février au samedi 2 mars 2013 - durée 2h30 environ -
« non, merci ! » propos de Dominique Pitoiset.
J’ai fait une rencontre stupéfiante : j’ai rencontré Cyrano. – Oui, j’enfonce une porte ouverte… mais j’ai parlé de “rencontre”, pas de “découverte” ! Même si, à vrai dire, il y a toujours un peu de découverte dans les vraies rencontres, quelque chose d’absolument inattendu, qui vous prend tellement au dépourvu qu’il ne peut s’ensuivre que de la nouveauté. Derrière la porte ouverte, un vaste espace inouï – au moins pour moi. Que m’a-t-il donc dit, ce cher Cyrano ? Bien des choses, en somme... D’abord, il m’a fait penser à Alceste, frère atrabilaire et amoureux. Voilà un homme qui ne transige pas et qui dit toujours ce qu’il pense, quoi qu’il lui en coûte – carrière, succès, ou tout simplement sécurité et confort. Et Rostand a soin de nous montrer que la compromission peut prendre des formes très insidieuses. Cyrano s’abstient, bien sûr, de faire activement sa cour auprès des puissants. C’est bien le moins. Mais son exigence va plus loin. Même quand les puissants font le premier pas, il préfère refuser la main qu’ils lui tendent. D’où l’autre grande tirade, acte II scène 6, moins célèbre, mais non moins brillante que celle des nez. La tirade des “non, merci !” est une véritable ode à la gloire de l’indépendance, de l’autarcie, au risque de la solitude : « … se changer en bouffon Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre, Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ? Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ? Avoir un ventre usé par la marche ? une peau Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ? Exécuter des tours de souplesse dorsale ?... Non, merci. » “Un ventre usé par la marche” ! Voici une formule qui pourrait encore resservir tous les jours ! C’est d’une drôlerie et d’une virtuosité confondantes. Difficile de savoir où arrêter la citation. Au dernier vers, peut-être, où toute la haute moralité de Cyrano se concentre en une maxime : “Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !” ?… Oui, mais comment s’interrompre là, car son brave ami Le Bret prend immédiatement le relais : “Tout seul, soit ! mais non pas contre tous !”… Nuance et critique d’ailleurs bienvenues. Car la séduction de Cyrano est si éloquente qu’on risquerait de s’y laisser prendre, et l’on aurait bien des raisons de devenir misanthrope à son tour…...Mais l’ami, tout bienveillant qu’il soit, a-t-il entièrement raison ? Ou plutôt, parle-t-on des mêmes choses ? Oui, Cyrano exagère, il le sait et l’assume. Mais peut-être doit-il exagérer – car il est un artiste. S’il tient à “être seul, être libre”, comme il le dit plus bas, c’est pour s’assurer une posture essentielle à ses yeux : “Et modeste d’ailleurs, se dire: mon petit, sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles, si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles! Puis, s’il advient d’un peu triompher, vis à vis de soi-même en garder le mérite”. C’est difficile, voire impossible. Mais pour lui, c’est vital. Telle est la première loi : ne pas exposer sa singularité, “ne pas être obligé d’en rien rendre à César”. Ainsi va Cyrano : ridicule parfois, mais toujours fier d’avoir préservé son humble part personnelle. Nez au vent, tête haute. Même s’il en fait trop. Ainsi font les artistes : ils exagèrent. Mais c’est à ce prix – et bien souvent à leurs dépens – qu’ils peuvent aider autrui à s’arracher, au moins de temps à autre, aux puissances aliénantes qui travaillent toujours à nous dicter le sens de nos vies – un sens, comme par hasard, qu’elles disent unique.
Cyrano présenté par Daniel Loayza
..... en charge de la dramaturgie de cette création du TNBA
Cyrano est comme un trait de flamme traversant le ciel théâtral – un coup de foudre. Une grande histoire d’amour, bien sûr, entre ses protagonistes – mais aussi, et au premier regard, entre une oeuvre et son public. Dès sa création, l’oeuvre est déjà considérée comme un sommet du genre ; elle si romantique, cette enfant des longues rêveries d’un poète de vingtneuf ans, est née classique, si l’on peut dire, sans discussion ni longue attente, comme Athéna jaillissant tout armée de la cervelle de Zeus. Pourquoi donc Cyrano est-il cette pièce en laquelle tous, tout de suite, ont voulu se reconnaître ? Peut-être parce que ce chef-d’oeuvre de pyrotechnie verbale (où l’alexandrin dramatique, soit dit en passant, jette ses tout derniers feux) est comme un autoportrait assumé – et cela, jusque dans la caricature – de ce qu’il est convenu d’appeler “l’esprit français”.
Se mesurer à Cyrano, c’est vouloir approcher cet “esprit”, que ce soit pour le célébrer ou pour l’interroger. Rostand lui-même devait s’en douter, lui qui a convoqué dans sa “comédie héroïque” quatre siècles de souvenirs littéraires : la délicate casuistique amoureuse d’Honoré d’Urfé s’y mêle à la vaillance feuilletonesque d’Alexandre Dumas, et un dernier souffle de l’élégant enjouement de Regnard y anime on ne sait quelle secrète et lunaire mélancolie héritée d’Alfred de Musset. Sans compter, bien entendu, le fantôme du véritable Cyrano, Hercule Savinien Cyrano de Bergerac, blessé en 1640 au siège d’Arras, auteur d’une comédie, d’une tragédie, et de deux romans de quasi science-fiction, qui fut le disciple de Gassendi, le plus célèbre épicurien de son temps, avant de mourir en 1655 à trente-six ans.
Mais le drame de Rostand ne reconstitue pas une époque : il la reconstruit et la rêve, pour y intégrer la biographie exemplaire et baroque d’un martyr de la vivacité, de la galanterie et de la verve “nationales”, perdant magnifique et d’autant plus fascinant que toutes ses qualités sont le fruit d’une sublime volonté d’art. Est-ce cette volonté qui a retenu l’attention de Dominique Pitoiset ? Depuis toujours, le directeur du TnBA est sensible aux identités qui se bâtissent en doutant d’elles-mêmes, poussées en avant, telles OEdipe, Alceste ou Willy Loman (le héros de Mort d’un commis voyageur), à partir de l’incurable blessure d’un certain manque à être (au sens où l’on parle de “manque à gagner”). Or Cyrano, lui aussi, conquiert sa signature à force de volonté, à la pointe de son épée et de sa plume – voire peut-être (et c’est ici qu’intervient l’intuition un peu folle dont Pitoiset voudrait faire partir sa lecture) à la pointe de son nez… C’est que cet appendice célèbre entre tous, ce pic, ce cap, cette péninsule, n’est pas simplement une fatale disgrâce dont le héros serait affligé de naissance.
Plus profondément, il est aussi selon Pitoiset le signe et le moyen d’une différence monstrueuse qu’il a voulue comme telle, aussi peu naturelle et aussi assumée que le serait un postiche fièrement brandi comme un défi (osera-ton dire un pied-de-nez ?) à la face du monde. Cyrano, laid et poète, poète parce que laid, se veut donc laid pour être poète : âme contre la chair, esprit contre ce trop de corps autour duquel il reconstruit son vrai visage. Paraphrasant Buffon avec un siècle d’avance, peut-être aurait-il pu dire que si le style, c’est l’homme même, c’est d’abord l’appendice, ou mieux encore l’accessoire, qui fait le style… Cyrano, né de l’excès, est donc toujours “trop” Cyrano, superlativement drôle, incomparablement brave – toujours en représentation (il n’est pas étonnant, dans ces conditions, qu’il fasse son apparition dans l’oeuvre pour interdire à un acteur médiocre d’entrer en scène…). C’est comme s’il ne ne vivait que d’un crédit tiré sur son propre néant, et dont les intérêts ne lui seraient payés qu’en mots – bons mots au demeurant, ardents, étincelants, lestés du poids d’une existence qui se sait si vide et fragile ; de même que sa vraie voix ne peut résonner qu’en sa propre absence, au prix d’un vertigineux numéro de ventriloque, déléguée au service d’une pauvre marionnette, ce “beau” Christian qui paraît usurper sa place dans le coeur de Roxane… Pitoiset, en somme, n’est pas loin de soupçonner que Cyrano (lui qui, comme tout comédien jouant un rôle, n’existe qu’à force de le faire croire à ceux qui l’entourent, lui qui brûle d’une flamme qui ne brille qu’en le consumant) est à la fois l’acteur et le véritable auteur de sa propre pièce : un fou si persuasif qu’il faut bien finir par lui donner raison. Autrement dit, que Cyrano est l’un des noms du théâtre. Pour assumer un nom pareil, il faut un interprète hors normes ; Pitoiset a fait appel à Philippe Torreton.